
Annecy (France) 1912 – 1922
Photo : annedeguigne.fr
En 1932, l’évêque d’Annecy décide d’instruire la cause de béatification d’Anne de Guigné, morte une décennie plus tôt, le 14 janvier 1922. L’étonnant est que la servante de Dieu a dix ans et demi à sa mort ; jusque-là, les seuls enfants portés sur les autels étaient des martyrs.
La décision de l’évêque est audacieuse car elle pourrait n’être pas appréciée à Rome. Il lui faut donc une conviction très forte concernant la sainteté de la fillette pour entreprendre cette démarche, d’autant que, de prime abord, il n’y a rien d’extraordinaire dans sa courte vie.
La figure d’Anne a ému beaucoup de personnes, qui ont spontanément commencé à la prier, comme en témoignent les innombrables courriers reçus par sa mère. La mort prématurée de cette petite fille ne saurait expliquer cette émotion, en un temps où un tel drame restait fréquent. Il y a quelque chose d’autre chez cette petite fille « ordinaire » qui justifie cet engouement.
Jusqu’à l’âge de quatre ans, Anne de Guigné est une enfant difficile, capricieuse, coléreuse, égoïste, jalouse de son frère et de ses sœurs, envers lesquels elle peut se montrer violente. Mais, en juillet 1915, la mort au front de son papa et la prise de conscience de la douleur de sa maman provoquent chez elle une évolution inattendue qui la transforme du tout au tout, faisant d’elle une enfant modèle.
Le deuil ne peut expliquer seul une métamorphose si profonde, radicale et durable : considérant son très jeune âge, l’émotion aurait dû s’estomper, comme la résolution prise alors « d’être bonne ». Il serait normal que ses défauts reprennent le dessus. Ce sera le contraire. En fait, la mort de son père provoque chez Anne une expérience religieuse intense, voire mystique, qui la conduit à vivre ce malheur et tous les événements à venir dans une dimension surnaturelle.
Si, au début, la fillette veut « consoler » sa maman et s’y applique en se corrigeant de ses défauts, elle découvre qu’elle peut, en réalité, faire plus et mieux, en s’ingéniant « à consoler Jésus », dont elle découvre en même temps l’intensité de l’amour envers l’humanité et l’indifférence dont il est victime de la part de ceux pour lesquels il a donné sa vie. Avec les mots de son très jeune âge, Anne expérimente à sa manière ce qu’ont vécu François d’Assise, qui se désolait que « l’amour ne soit pas aimé », ou Marguerite-Marie découvrant les mystères du Sacré Cœur.
Ce qu’Anne consigne dans son journal enfantin dépasse de beaucoup le contenu de son catéchisme et des livres de piété enfantine qu’elle a pu lire. Ce n’est pas la récitation d’un enseignement religieux reçu mais le récit indéniable d’une expérience personnelle pleinement vécue et intériorisée. Anne est entrée dans une relation directe avec Jésus et qui ne cessera de s’intensifier. C’est directement par lui qu’elle se laisse enseigner et conduire, ce qui explique d’ailleurs ses progrès remarquables pour améliorer son comportement.
Elle le dit d’ailleurs, tentant d’expliquer aux adultes ce qu’elle vit et qu’ils comprendront plus tard : elle veut « imiter l’Enfant Jésus », « tout faire pour son amour », « compter ses victoires », c’est-à-dire lui faire chaque soir l’offrande des renoncements et des sacrifices acceptés pour lui plaire et sauver les pécheurs.
Anne entre ainsi précocement dans une vie d’oraison et dans une union intime au Christ, qu’elle décrit en ces termes : « Plus je lui parlerai, plus il me répondra. » À sa mère, qui lui demande en quoi consistent ces échanges, elle explique : « Je lui parle de vous, et des autres, pour qu’il les rende bons. Je lui parle surtout des pécheurs et je lui dis souvent que je voudrais le voir. » Un jour, elle avoue que Jésus lui répond. « Il me dit qu’il m’aime beaucoup plus que je l’aime ! Que je suis heureuse ! » Rien de tout cela ne peut s’inventer. Anne de Guigné témoigne de ce qu’elle expérimente.
D’ailleurs, cela se voit. Au lendemain de sa première communion, à six ans, elle est si métamorphosée que son entourage affirmera : « L’on voyait Dieu dans ses yeux. » Une personne, qui la voit communier chaque jour, confie avoir retrouvé la foi car, « après avoir vu cette enfant, l’on ne peut plus dire qu’il n’y a pas de Dieu ».
Certains, convaincus de son pouvoir d’intercession sur le cœur du Christ, lui confient leurs intentions. Anne, qui n’a pas encore dix ans, en est parfois débordée mais ne refuse jamais, disant simplement : « Je m’arrangerai. » Rien de tout cela ne peut être joué ou simulé des années durant. Un adulte n’y parviendrait pas, encore moins une enfant.
Cependant, plus elle grandit dans son union au Christ et plus elle endure pour lui, plus elle aspire à la contemplation éternelle, devenue le véritable but de ses demandes. Autrement dit, elle réclame la mort pour le voir en face-à-face, preuve supplémentaire de la réalité de son expérience mystique, qui rappelle le cri de Thérèse d’Avila : « Mon Bien-Aimé, il est temps de nous voir ! »
En décembre 1921, Anne fait à sa gouvernante cette confidence : « Je crois que nous ne sommes pas loin d’obtenir ce que nous demandons. » En fait, elle prophétise sa fin prochaine, acceptée comme un sacrifice pour les pécheurs. Un peu avant Noël, alors qu’elle est avec les siens dans la villa de famille à Cannes, Anne tombe malade. Le médecin diagnostique une méningite cérébrospinale, maladie gravissime contre laquelle il n’existe alors aucun traitement.
Anne s’affaiblit de jour en jour mais reste parfaitement lucide, et ses propos, cohérents, ne sont pas les fruits de la fièvre et du délire. Un soir, elle dit à sa mère de se retourner « vite » pour voir, comme elle, son ange gardien debout à son chevet. Madame de Guigné ne voit rien mais a la certitude que sa fille perçoit en effet la présence angélique à ses côtés. Quelques heures avant sa mort, Anne commence à contempler le Ciel et, appelant ses cadets, leur montre une scène invisible : « Venez vite voir ! C’est tellement beau ! »
Dans la nuit du 14 janvier 1922, Anne demande d’une voix douce à la religieuse qui la veille : « Ma sœur, puis-je aller avec les anges ? » Ne saisissant pas la portée de la demande ou croyant à une illusion de malade, l’infirmière lui répond : « Bien sûr, ma belle petite fille ! » Quelques secondes après, Anne de Guigné s’endort pour ne plus se réveiller en ce monde. Les anges sont vraiment venus la chercher pour la conduire à celui qui l’attend.
Synthèse :
Anne de Guigné naît au château de La Cour, à Annecy-le-Vieux, le 25 avril 1911, premier enfant d’un jeune officier des chasseurs alpins, Jacques de Guigné, issu de la noblesse picarde, et d’une petite-fille du général Athanase de Charette, commandant des zouaves pontificaux et héros de la bataille de Loigny en décembre 1870. Par sa grand-mère Bourbon-Busset, elle descend de Saint Louis.
Dotée d’un fort caractère, Anne vit très mal la naissance de son frère Jacques et de ses deux sœurs, dont elle est jalouse car elle craint que ses cadets lui volent l’amour de leurs parents. Sans doute pour attirer leur attention, elle devient odieuse et multiplie les sottises, parfois dangereuses, comme le jour où, montée sur une chaise afin de voler les chocolats que sa mère cache sur l’armoire, elle échappe de justesse à la chute du meuble qui l’aurait écrasée.
Le départ de son père pour la guerre, à l’été 1914, est un traumatisme. Blessé trois fois au combat en quelques mois, le capitaine de Guigné revient en convalescence chez lui, mais son état interdit aux enfants de le voir. Anne ne comprend pas qu’on lui interdise la chambre paternelle et ne cesse d’enfreindre la consigne, sans comprendre qu’elle épuise sa mère et le blessé.
L’on pourrait s’attendre à ce que la mort de son père, tombé héroïquement à la tête de ses chasseurs en juillet 1915, rende l’enfant infernale, mais cela ne se produit pas. Atterrée par la disparition de son papa et le chagrin de sa maman, consciente qu’elle doit prier pour le mort et faciliter la vie de sa veuve, la fillette de quatre ans, surprenant madame de Guigné en larmes, lui demande : « Maman, comment pourrais-je vous consoler ? » Sa mère lui dit, sans y croire : « Si tu veux me consoler, sois bonne. »
Jusqu’à son dernier souffle, à l’âge de dix ans, être bonne sera l’unique préoccupation de la fillette, dont l’égoïsme fera place à une abnégation totale et jamais prise en défaut, la gourmandise aux mortifications, la colère à une douceur inentamable.
Il faudra attendre le 3 mars 1990, alors que d’autres causes de béatification d’enfants, à commencer par celles de Francisco et Jacintha Marto, les voyants de Fatima, sont à l’étude et prêtes d’aboutir, pour que Jean-Paul II reconnaisse l’héroïcité des vertus d’Anne de Guigné. Il lui manque cependant d’opérer un miracle pour être béatifiée.
Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages pour la plupart consacrés à la sainteté.
Sources : article de 1000 raisons de croire